« Comment faire des vacances un outil stratégique de prévention des risques psycho-sociaux ? »

par | Avr 16, 2025 | Ressources | 0 commentaires

Depuis plusieurs années, les risques psychosociaux (RPS) s’imposent comme une priorité majeure dans les politiques de santé au travail. Stress chronique, surcharge mentale, perte de sens, isolement, sentiment d’injustice… Les symptômes sont nombreux et leurs conséquences lourdes : hausse de l’absentéisme, désengagement, conflits, voire démissions ou inaptitudes. Face à ces enjeux, les entreprises mettent en place des dispositifs variés, allant de la formation à la gestion du stress jusqu’à l’accompagnement psychologique des salariés. Mais un levier pourtant fondamental demeure encore trop souvent sous-estimé : le droit aux vacances.

Ce droit au repos, reconnu depuis la loi de 1936, ne constitue pas seulement un acquis social. Il remplit une fonction préventive essentielle. Dans une société où l’intensification du travail, l’hyper connexion et l’injonction à la performance brouillent les frontières entre vie personnelle et vie professionnelle, repenser la place des vacances devient une nécessité. Et si, au lieu de considérer les congés comme une parenthèse, on les envisageait comme un outil structurant de prévention des risques psychosociaux ?

Le repos, une nécessité biologique et psychologique

Les bénéfices du repos prolongé sur la santé mentale et physique sont aujourd’hui largement documentés. Les vacances permettent de réduire les niveaux de cortisol, hormone du stress, et de restaurer des fonctions cognitives essentielles telles que la mémoire de travail, l’attention soutenue ou la régulation émotionnelle. Une étude menée par l’Université de Californie à San Francisco (UCSF) a montré que les salariés bénéficiant de congés annuels réguliers voient leur risque de dépression diminuer de 30 %, tandis qu’une autre recherche publiée dans *The Lancet* a révélé que les vacances prolongent significativement la durée de vie chez les travailleurs stressés.

Pourtant, en dépit de cette reconnaissance scientifique, le repos reste relégué dans l’imaginaire collectif à une dimension privée, voire accessoire. Dans bien des entreprises, il n’est pas rare que les salariés accumulent leurs jours de congé, les reportent d’une année sur l’autre ou les utilisent pour régler des urgences domestiques, au détriment d’un vrai temps de récupération. D’après une étude de la DARES de 2023, plus de 5 millions de jours de congés n’auraient pas été pris dans les entreprises françaises, signe d’une culture du travail qui valorise encore le présentéisme et la « sur-disponibilité ».

C’est justement ce que pointe le rapport de l’IGAS (2021) sur les bonnes pratiques managériales, en comparant la France avec d’autres pays européens. Le rapport souligne que, contrairement aux pays scandinaves, aux Pays-Bas ou encore à l’Allemagne, la culture managériale française reste marquée par une valorisation du surinvestissement, une moindre reconnaissance du temps de repos comme levier de performance, et une faible anticipation des congés dans l’organisation collective du travail. Dans ces pays, les managers sont formés à planifier les absences comme un élément normal du fonctionnement des équipes, tandis qu’en France, l’absence est encore trop souvent perçue comme une contrainte à gérer plutôt qu’un droit à garantir.

Le paradoxe est flagrant : alors que les congés sont légalement garantis, leur effectivité dépend largement de la culture d’entreprise, des pratiques managériales et des représentations du salarié « engagé ».

Or, un salarié qui ne part pas en vacances n’est pas nécessairement un salarié motivé : il peut être en situation de vulnérabilité.

Les différentes formes de vulnérabilité

Cette vulnérabilité peut prendre plusieurs formes.

Il peut s’agir d’une vulnérabilité économique, lorsque le salaire ne permet pas de financer un départ, même modeste, ou que le salarié doit arbitrer entre ses congés et des heures supplémentaires pour boucler son budget. Ce frein financier reste l’un des plus déterminants, comme le montre le fait que plus de 60 % des non-partants évoquent des raisons budgétaires (source : Crédoc, 2022).

On observe aussi des vulnérabilités sociales : isolement, monoparentalité, absence de réseau familial ou amical avec qui partager les vacances. Certaines personnes renoncent tout simplement à partir parce qu’elles n’ont personne avec qui le faire, ou craignent de ne pas savoir comment s’organiser seules.

Il existe également une vulnérabilité organisationnelle. Certains salariés occupent des postes à haute responsabilité ou dans des équipes sous tension, où l’absence est difficilement compensable. La pression implicite ou explicite à rester disponible en permanence, notamment dans les fonctions support, managériales ou dans les secteurs en tension comme le médico-social, peut entraîner une forme de renoncement à ses propres droits. Lors de mon expérience professionnelle, j’ai été confrontée de nombreuses fois à ce type de situation avec mes équipes de direction. Ils me disaient ne pas pouvoir poser tous leurs jours de congés, car il y avait toujours des urgences, des difficultés RH à compenser. C’était une réalité. Pour pallier cette situation, plusieurs pistes de travail peuvent être envisagées comme la mutualisation des astreintes, la mise en place de binôme de direction (ou trinôme) en période de congés mais surtout accompagner les cadres dans la prise de conscience de l’impact sur leur santé en cas de non prise de congé durant de longues périodes.

Enfin, il ne faut pas négliger la vulnérabilité psychologique. L’anxiété, la perte de confiance, la peur de « laisser tomber » les collègues ou d’être jugé comme « peu investi » sont des freins puissants à la prise de congés. Dans certains cas, le travail peut même devenir une échappatoire face à des difficultés personnelles, faisant du non-recours un signal de mal-être plus profond.

Ces différentes formes de vulnérabilité peuvent s’additionner et s’autoalimenter. Elles montrent que l’accès effectif aux vacances ne peut être réduit à une simple affaire de volonté ou de planification : il dépend aussi de facteurs structurels, psychologiques et collectifs.

Le non-recours aux vacances : un signal faible à ne pas négliger

Le non-recours aux vacances constitue une problématique largement méconnue. Il ne s’agit pas seulement d’un choix personnel ou d’un défaut d’organisation. Il est souvent le reflet de mécanismes plus profonds : crainte d’être mal vu, culpabilité de « laisser les collègues », surcharge chronique qui empêche toute prise de recul, voire solitude ou précarité qui rendent les vacances impossibles, même lorsqu’elles sont posées.

Ce phénomène concerne particulièrement les salariés déjà exposés à des risques psychosociaux élevés. Selon l’Observatoire des inégalités, près de 4 Français sur 10 ne partent pas en vacances chaque année. Parmi eux, on retrouve de nombreux salariés à temps partiel, des mères isolées, des jeunes actifs précaires ou encore des aidants familiaux. Ces personnes, souvent invisibilisées dans les politiques RH, cumulent plusieurs facteurs de vulnérabilité : charge mentale, fatigue émotionnelle, instabilité financière, isolement social.

Dans ce contexte, le non-recours aux congés doit être considéré comme un indicateur pertinent de souffrance au travail. Il devrait alerter les employeurs et les services RH autant que l’absentéisme prolongé ou les arrêts répétés. Mais pour cela, encore faut-il que le droit aux vacances ne soit plus considéré comme un « bonus », mais comme une composante essentielle de la santé au travail.

Vers une culture du repos déculpabilisée et inclusive

Promouvoir les vacances comme un outil de prévention des RPS implique de transformer en profondeur la culture d’entreprise. Il ne s’agit pas seulement d’autoriser les congés, mais de les valoriser, de les rendre possibles, et de s’assurer qu’ils sont réellement réparateurs. Cela commence par un discours clair du management : non, partir en vacances ne signifie pas fuir ses responsabilités. Oui, le repos est un facteur de performance durable. Certaines entreprises l’ont compris et vont jusqu’à inscrire dans leurs accords internes des périodes de « shutdown » collectif, où tous les salariés sont encouragés à décrocher en même temps. D’autres facilitent l’accès au départ en proposant des aides financières, des partenariats avec des acteurs du tourisme social, ou des services d’accompagnement spécifiques pour les publics fragilisés.

Le rôle des représentants du personnel, notamment des élus CSE, est également essentiel. Ils peuvent interpeller la direction sur les freins au départ en vacances, faire connaître les dispositifs existants (Chèques-Vacances, aides de la CAF, dispositifs régionaux) et proposer des actions ciblées à destination des salariés les plus éloignés du départ.

Mais plus largement, il s’agit de reconnaître que l’accès aux vacances est marqué par de profondes inégalités sociales. Une étude publiée par le Crédoc en 2022 montre que 84 % des cadres partent en vacances chaque année, contre seulement 52 % des ouvriers. Ces écarts reflètent des écarts de revenus, certes, mais aussi d’information, de confiance en soi, d’accès aux réseaux ou de capacité à planifier. L’entreprise peut, à son échelle, contribuer à réduire ces inégalités, en s’engageant dans une politique plus ambitieuse du droit aux vacances.

Conclusion

Alors que les politiques de prévention des risques psychosociaux se structurent de plus en plus autour de démarches normatives, d’indicateurs de climat social et de dispositifs de soutien psychologique, il serait regrettable de négliger un levier aussi simple, accessible et fondamental que celui du repos. Garantir à chacun la possibilité de prendre des vacances régulières, effectives et réparatrices, c’est investir dans la santé des équipes, dans la qualité de vie au travail, et dans la performance collective.

Revaloriser le droit aux vacances, c’est aussi faire un pas de côté dans notre rapport au travail. C’est reconnaître que l’intensité, l’engagement et la créativité ne peuvent s’inscrire dans la durée que si elles sont nourries par des temps de retrait, de respiration et de déconnexion. C’est, enfin, faire le pari d’une entreprise plus humaine, plus responsable, et plus durable.

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