Alors que la période estivale approche, les conversations au bureau se remplissent de récits de voyages à venir, de réservations en cours ou de projets de repos mérité. Pourtant, derrière cette effervescence apparente, un nombre non négligeable de salariés ne partira pas en vacances. Un phénomène largement invisible et encore peu abordé dans les politiques de qualité de vie au travail (QVT), alors qu’il constitue un indicateur clé du bien-être au travail et de l’égalité réelle d’accès aux droits sociaux.
Selon une enquête publiée par la Fondation Jean Jaurès en 2023, plus d’un tiers des Français déclare ne pas partir en vacances chaque année, une tendance qui touche particulièrement les salariés précaires, les familles monoparentales, ou encore les travailleurs à temps partiel. Fait notable : la majorité d’entre eux n’expriment pas cette non-départ au sein de leur entreprise. L’absence de vacances est alors souvent masquée par des discours d’évitement, de banalisation (« je préfère rester tranquille », « je n’aime pas voyager l’été ») ou même de justification économique (« ça coûte trop cher », « il y a les enfants »).
Dans ce contexte, le rôle des entreprises ne peut se limiter à l’octroi formel des congés payés. Il s’agit aussi de repérer, avec tact et bienveillance, les signaux faibles de ce non-départ en vacances, afin de mieux comprendre les freins, réduire les inégalités et accompagner les salariés concernés. Car ne pas prendre de vacances, au-delà de l’impact immédiat sur la récupération physique et mentale, s’inscrit dans une logique cumulative de renoncement aux droits sociaux (Paugam, 2009).
1/ Comprendre les logiques silencieuses de non départ en vacances
Le non-départ en vacances est rarement un choix strictement volontaire. Selon les travaux de Bacqué et Sintomer (2011), il s’agit le plus souvent d’un « non-recours aux droits », c’est-à-dire d’un renoncement lié à une méconnaissance des aides existantes, à des freins psychologiques (peur de sortir de son environnement, culpabilité vis-à-vis du travail ou des collègues), ou à des contraintes logistiques et familiales.
L’enquête de l’Observatoire des inégalités (2023) montre que les personnes à faibles revenus sont trois fois plus nombreuses à ne pas partir que les cadres supérieurs. Mais cette inégalité se double souvent d’un silence, d’un refus de se positionner comme « victime ». Ainsi, au sein des entreprises, les salariés concernés ne se manifestent pas, soit par honte, soit par volonté de ne pas se distinguer du groupe, ou par peur d’un jugement. C’est pourquoi il est important de mettre en place des actions de repérage.
Mais, il est important de le faire de manière éthique : repérer les salariés qui ne partent pas en vacances ne vise pas à exercer un contrôle ou à pointer des comportements « déviants ». Il s’agit au contraire d’une démarche d’écoute active, de prévention et d’accompagnement, en lien avec les politiques de QVT et de responsabilité sociale de l’entreprise (RSE).
Repérer ne veut pas dire surveiller. Cela suppose d’identifier des signaux faibles – ces indices discrets, parfois ambigus, mais révélateurs – qui, pris isolément, peuvent sembler anodins, mais qui, mis en relation, permettent de construire une compréhension plus fine des besoins non exprimés.
2/ Identifier les signaux faibles du non départ en vacances
Le concept de « signal faible » a d’abord été mobilisé dans les sciences de gestion et d’anticipation stratégique (Ansoff, 1984). Il désigne une information apparemment mineure, difficile à interpréter isolément, mais qui peut annoncer un changement ou une tendance.
Transposé au champ des ressources humaines, le signal faible devient un outil précieux de détection précoce des situations à risque ou d’exclusion silencieuse. Il est aujourd’hui mobilisé, par exemple, pour repérer les prémices de burn-out, d’isolement professionnel ou de harcèlement.
Appliqué à la question des vacances, ce repérage repose sur l’observation non intrusive de certains comportements, attitudes ou discours. Voici une typologie des signaux faibles les plus fréquemment relevés :
2-1/ Signaux comportementaux
- Présence continue au bureau pendant les périodes creuses : un salarié qui ne pose jamais de congés en été ou à Noël peut exprimer un rapport contraint au temps libre
- Refus de participer à des discussions sur les vacances : esquive des échanges informels, minimisation ou détournement de la conversation.
- Surcharge volontaire de travail pendant l’été : tendance à « combler le vide » par du surinvestissement professionnel.
Exemple : un agent administratif reste volontairement en poste tout le mois d’août « pour aider les collègues », alors que son compteur de congés est plein depuis des mois.
2-2 /Signaux discursifs
- Discours de renoncement : « je n’en ai pas besoin », « ça me stresse plus qu’autre chose », « de toute façon, je n’ai personne avec qui partir ».
- Justifications économiques ou familiales systématiques : « c’est trop cher », « avec les enfants, c’est compliqué », « je préfère économiser ».
Exemple : une salariée mère isolée évoque toujours le coût des centres de loisirs comme frein, sans jamais mentionner d’alternatives, alors qu’il existe des aides via le CSE ou la CAF.
2-3/ Signaux administratifs
- Non-utilisation des droits : solde élevé de congés payés non pris, jours de RTT accumulés, report systématique d’années en années.
- Absence de demande auprès du CSE ou des dispositifs d’aide au départ.
Exemple : dans une entreprise de 200 personnes, seuls 4 salariés ont sollicité l’aide vacances, alors que 25 sont éligibles.
2-4/ Signaux relationnels et émotionnels
- Isolement social au travail, particulièrement lors des temps collectifs d’échanges sur les congés.
- Réactions émotionnelles fortes (agacement, ironie, retrait) lors des discussions liées aux vacances.
Exemple : un salarié interrompt sèchement une réunion d’équipe quand la discussion dérive sur les récits de vacances des collègues
3/Agir avec bienveillance : la place des managers et le suivi collectif
Le repérage ne doit jamais se transformer en diagnostic hâtif. Les signaux faibles ne sont que des indicateurs, pas des preuves. Ils doivent susciter des hypothèses, et non des jugements. L’enjeu est d’ouvrir un espace de dialogue, de manière respectueuse et confidentielle.
Il est essentiel de former les managers de proximité à cette posture, en leur donnant des outils d’écoute active et de compréhension des enjeux sociaux du non-départ en vacances.
Afin d’ancrer durablement cette démarche de repérage dans la vie de l’entreprise, il peut être pertinent d’associer les instances représentatives du personnel, notamment le CSE (Comité Social et Économique) ou le CSSCT (Commission Santé, Sécurité et Conditions de Travail). Ces instances disposent de la légitimité et des moyens pour mettre en place un suivi régulier des indicateurs de signaux faibles, en lien avec les services RH et QVT. Cela peut passer par l’analyse des soldes de congés non pris, la remontée qualitative d’observations terrain, ou encore des enquêtes anonymes sur les freins au départ en vacances. Ce suivi ne vise pas à individualiser les situations, mais à documenter les tendances, orienter les actions de prévention, et ajuster les dispositifs d’aide ou de communication. En intégrant ces indicateurs dans les rapports annuels QVT ou les bilans sociaux, l’entreprise peut ainsi rendre visible une problématique souvent tue, et agir concrètement pour rétablir l’égalité d’accès au droit aux vacances.
Conclusion : les vacances, un droit à restaurer
Repérer les signaux faibles des salariés qui ne partent pas en vacances, ce n’est pas surveiller ou juger, mais restaurer un droit fondamental trop souvent négligé. C’est affirmer que les vacances ne sont pas un luxe, mais une condition de la santé, de la citoyenneté et de l’épanouissement personnel. L’entreprise, en tant que lieu de socialisation et d’organisation du temps, a un rôle clé à jouer dans cette dynamique.
À l’approche de la période estivale, chacun — managers, collègues, représentants du personnel — peut jouer un rôle de veille bienveillante. L’été n’est pas seulement une parenthèse de repos : il peut être l’occasion de repenser collectivement notre rapport au temps libre, d’interroger les inégalités d’accès au départ en vacances, et d’ouvrir, avec délicatesse et sans jugement, un dialogue au sein de l’entreprise sur les freins, les besoins et les possibles accompagnements. En encourageant une attention partagée et en valorisant les initiatives de soutien, l’entreprise peut contribuer à restaurer ce droit fondamental dans une logique de justice sociale et de qualité de vie au travail.
Bibliographie indicative
- Ansoff, H. I. (1984). Implanting Strategic Management. Prentice Hall.
- Bacqué, M.-H., & Sintomer, Y. (2011). La démocratie participative inachevée. Éditions La Découverte.
- Fondation Jean Jaurès (2023). Qui part (vraiment) en vacances ? Enquête en ligne.
- Observatoire des Inégalités (2023). Rapport sur les vacances et les inégalités sociales.
- Paugam, S. (2009). Le lien social. Presses Universitaires de France.
- Vacances Ouvertes (2022). Baromètre du droit aux vacances en France.