Le travail a longtemps occupé une place centrale dans la structuration des sociétés occidentales modernes. Il organise le temps, détermine l’accès aux droits sociaux, et façonne l’identité individuelle. Toutefois, depuis plusieurs décennies, cette centralité est remise en cause : précarisation de l’emploi, intensification des rythmes, brouillage des frontières entre sphères privée et professionnelle, désaffection croissante à l’égard du salariat traditionnel. Ces évolutions révèlent une crise du modèle de société fondé sur le travail comme vecteur d’intégration sociale et de réalisation personnelle.
Dans ce contexte, il devient urgent de repenser collectivement les fondements du contrat social. Et si le droit aux vacances, longtemps considéré comme un simple avantage ou un temps de loisir, pouvait jouer un rôle structurant dans cette transition ? Loin d’être accessoire, il pourrait devenir une réponse concrète et puissante aux mutations du travail, en réaffirmant l’importance du temps libre, du repos et de l’épanouissement dans une société démocratique. À travers une approche sociologique, cet article se propose d’analyser l’évolution de la place du travail dans nos sociétés, pour mettre en lumière la manière dont le droit aux vacances peut contribuer à construire un nouveau pacte social plus juste et plus humain.
Publié à l’occasion du 1er Mai, journée internationale des travailleurs, cet article souhaite rappeler que la conquête du droit aux vacances participe pleinement des exigences modernes du travail décent et significatif. Comme le souligne Sylvain Duluc dans son dernier ouvrage *La Qualité de Vie au Travail* (*Que sais-je ?*, 2024), un travail est soutenable lorsqu’il permet à la fois la préservation de la santé physique et mentale, l’équilibre des temps de vie, et la reconnaissance de la personne dans toutes ses dimensions. Dans cette perspective, garantir à chacun un accès effectif aux vacances constitue une condition essentielle pour rendre le travail humainement supportable et socialement valorisé. Le droit au repos, au ressourcement et à la déconnexion n’est pas un supplément de confort : il est au cœur du nouveau pacte social à construire.
I. Le travail comme fondement de l’ordre social : une construction historique
Dans les sociétés traditionnelles, le travail n’était pas perçu comme une valeur centrale. Dans la Grèce antique, comme le rappelle Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne (1958), le travail était relégué au rang des nécessités biologiques, délégué aux esclaves, tandis que la vie publique et citoyenne valorisait l’oisiveté et la contemplation. Ce n’est qu’avec la Réforme protestante, analysée par Max Weber dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1905), que le travail devient moralement valorisé. La réussite économique est alors interprétée comme un signe de salut divin, donnant naissance à un nouvel ethos du travail.
L’industrialisation des XVIIIe et XIXe siècles ancre définitivement le travail au cœur de l’ordre social. Il devient à la fois source de revenus, de droits sociaux (retraite, assurance maladie) et d’identité. Le salariat s’impose comme norme. Karl Marx y voit l’essence de l’humanité, mais aussi un lieu d’aliénation dans un système capitaliste où le travailleur est réduit à une force productive. Dans cette logique, le droit du travail, les syndicats, et les conquêtes sociales viennent encadrer et réguler un monde du travail de plus en plus centralisé.
II. Le « travail-socle » en crise : les mutations contemporaines
À partir des années 1970, les sociétés occidentales entrent dans une phase de transition marquée par la désindustrialisation, la tertiarisation de l’économie, la mondialisation, et l’automatisation progressive des tâches. Le modèle fordiste — reposant sur une trajectoire linéaire, un CDI à temps plein, et une carrière stable — se fissure. Dominique Méda, dans Le travail, une valeur en voie de disparition (1995), souligne que le travail ne garantit plus l’intégration sociale ni la reconnaissance identitaire.
La montée de la précarité (intérim, temps partiel subi, autoentrepreneuriat contraint), la numérisation et l’ubérisation de pans entiers de l’économie accentuent l’incertitude. Parallèlement, les aspirations individuelles évoluent. Les jeunes générations valorisent davantage le sens du travail, l’équilibre vie personnelle/vie professionnelle, et le bien-être, tout en redoutant l’instabilité.
La crise du Covid-19 a agi comme un révélateur. Le télétravail massif a redéfini la place du travail dans l’espace domestique, tandis que les professions dites « essentielles », souvent sous-rémunérées, ont montré combien certaines tâches invisibles étaient en réalité vitales. Des phénomènes comme la « grande démission » ( mouvement massif de démissions volontaires, né aux États-Unis en 2021, révélant une remise en question profonde des conditions et du sens du travail) ou le « quiet quitting » (forme de retrait professionnel dans laquelle un salarié se limite strictement aux tâches prévues par son contrat, sans investissement supplémentaire) illustrent une rupture silencieuse mais profonde dans le rapport au travail.
III. La diversification des rapports au travail
Dans cette recomposition, les rapports au travail deviennent de plus en plus différenciés. Certains continuent d’y voir une source de réalisation, d’autres un facteur de souffrance ou d’invisibilisation. Le sociologue Danilo Martuccelli parle d’« actif passionné », figure contemporaine d’un individu en quête de sens, prêt à s’investir à condition de trouver une cohérence avec ses valeurs.
À l’inverse, pour de nombreux travailleurs pauvres ou exposés à des conditions pénibles, le travail reste synonyme de contrainte. Bernard Lahire, dans sa sociologie des individus pluriels, montre que l’identité professionnelle n’est plus aussi structurante : les individus jonglent entre différentes casquettes — salarié, autoentrepreneur, bénévole, parent — et le travail n’est qu’un élément parmi d’autres de leur existence sociale.
Dès lors, ce ne sont plus seulement les conditions de travail qui posent question, mais son statut dans la hiérarchie des valeurs sociales. Le repos, la vie privée, la créativité hors travail, les engagements citoyens ou les temps de non-activité revendiquent désormais leur légitimité. Une transformation profonde des attentes sociales s’opère.
IV. Le droit aux vacances : un levier de transformation vers un nouveau contrat social
Dans un contexte où le travail ne remplit plus pleinement sa fonction intégratrice, où les trajectoires professionnelles sont de plus en plus fragmentées, et où l’intensité du travail produit des effets délétères sur la santé mentale et physique, le droit aux vacances émerge comme un levier structurant d’un nouveau contrat social. Ce droit, conquis historiquement comme un temps de repos opposé au temps productif, est aujourd’hui à réinterpréter non pas comme un supplément au travail, mais comme une composante à part entière de la citoyenneté.
Les vacances sont bien plus qu’un temps de loisir : elles permettent de se ressourcer, de renouer avec ses proches, de découvrir d’autres horizons, d’exercer sa liberté. Elles sont un moment de réappropriation de soi, de construction identitaire, de lien social. Dans une société marquée par l’accélération (Rosa, Accélération, 2010), par l’envahissement du numérique, par la tyrannie de la disponibilité permanente, elles incarnent une forme de résistance au temps économique. Elles permettent de redonner du sens au temps, à la vie, et à l’action.
Cette exigence rejoint celle portée par l’Organisation internationale du travail autour du concept de « travail décent », qui implique un emploi productif, dans des conditions de liberté, d’équité, de sécurité et de dignité humaine. Elle rejoint aussi l’idée de « travail soutenable » développée par Sylvain Duluc : un travail qui respecte les rythmes biologiques, la diversité des engagements personnels, et le besoin fondamental de sens. Le droit aux vacances s’inscrit dans cette logique : il permet aux travailleurs de se réapproprier leur temps, de se reconstruire, de s’émanciper de l’injonction à la performance continue. Offrir un réel accès aux vacances, c’est donc renforcer la soutenabilité du travail, en le reconnectant à la qualité de vie, au sens de l’activité, et au respect de l’humain.
En cela, le droit aux vacances n’est pas seulement une question de bien-être individuel, mais un enjeu collectif. Il participe à une conception élargie de la justice sociale. L’accès équitable au repos, au dépaysement, au temps libéré ne devrait pas dépendre du statut, du revenu ou du niveau d’éducation. Dans une démocratie avancée, garantir à chacun un accès réel aux vacances, c’est affirmer que le repos et l’épanouissement ne sont pas des privilèges, mais des dimensions fondamentales de la vie humaine. Comme le formule la philosophe Martha Nussbaum, une société juste est celle qui donne à chacun les « capacités » de vivre pleinement sa vie — et cela inclut le droit au loisir, à la détente, à la créativité libre.
Le droit aux vacances est aussi un rempart contre la déshumanisation du travail. Il permet de redonner de la valeur à l’existence en dehors de la production, et donc de rééquilibrer la place du travail dans la construction sociale. Il engage à repenser les politiques publiques, mais aussi les stratégies d’entreprise : quelles temporalités voulons-nous promouvoir ? Quels modes de vie, quels rythmes, quelles priorités collectives ? Il ne s’agit là de rien de moins qu’une redéfinition du contrat social — dans lequel le temps libre, le repos et l’épanouissement personnel sont reconnus non comme des concessions ou des récompenses, mais comme des droits fondamentaux, au même titre que le travail, l’éducation ou la santé.
Ainsi, le droit aux vacances se présente non comme une parenthèse dans la vie active, mais comme un pilier d’une société plus juste, plus humaine, plus durable. Il oblige à penser autrement les équilibres sociaux : non plus autour d’un idéal de performance permanente, mais à partir d’un équilibre entre contribution, répit, et développement personnel. C’est à cette condition que nous pourrons répondre aux fractures nées des transformations du travail et reconstruire une société dans laquelle chacun peut pleinement exercer sa liberté et sa dignité.
Conclusion : Objectif Vacances, un partenaire stratégique pour transformer la conception du travail
En promouvant le droit effectif aux vacances, Objectif Vacances contribue ainsi à faire du travail non seulement un vecteur de revenu ou de performance, mais aussi un levier d’épanouissement, de dignité et de durabilité sociale. Cela s’inscrit pleinement dans les exigences contemporaines de la Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE), qui invite les organisations à aller au-delà de la seule performance économique pour prendre en compte les impacts sociaux et humains de leur activité.
Face aux mutations du travail, les entreprises ont un rôle décisif à jouer. Elles sont au cœur des tensions contemporaines entre performance, bien-être, fidélisation et responsabilité sociale. Le droit aux vacances, dans cette perspective, n’est pas un luxe, mais un levier stratégique. Il permet de répondre à la fois aux attentes des salariés, aux enjeux d’inclusion, de santé, et aux nouvelles exigences éthiques du monde du travail.
C’est dans cette dynamique que s’inscrit Objectif Vacances. En accompagnant les entreprises et les représentants du personnel, l’initiative vise à replacer le droit aux vacances au cœur des politiques sociales. Diagnostic des freins au départ, lutte contre le non-recours, valorisation des dispositifs existants, sensibilisation des équipes, partenariats solidaires : Objectif Vacances propose un parcours concret et adapté pour faire des vacances un outil d’impact social, de qualité de vie au travail et d’engagement durable.
Parce que les temps changent, il est urgent d’agir. En investissant dans le droit aux vacances, les entreprises participent à la construction d’un monde du travail plus juste, plus humain, plus soutenable. Et à l’approche de la fête du Travail et des travailleurs , cela répond aux enjeux de mutation de demain.